Histoire du Voyage de Regis

+

CHAPITRE 1
L'hôpital empestait la mort.

"Il te faut du sang, Régis."

"Il me faut du temps."

"Ils mourront de toute façon."

"Pas de ma main."

Des pansements sales, rougis et raidis par le froid, crissèrent sous leurs chaussures. Il n'y avait personne pour faire le ménage ou ajouter du bois dans le feu.

"Je ne comprends pas ta motivation", lança Dettlaff sur un ton irrité.

"Je te demande de respecter quand même ma décision."

"Ton entêtement nous met en danger tous les deux. Tu es affaibli. Tu nous ralentis."

"Toutes considérations éthiques écartées", poursuivit Régis, "c'est ton comportement, inhérent à ta nature, qui est la cause de nos ennuis actuels. Nous avons attiré l'attention. Les corps exsangues laissent une piste qui va conduire facilement jusqu'à nous. Alors laisse-moi choisir notre route pendant un temps."

"Que suggères-tu ?"

"Il faut nous fondre dans le décor. Nous déguiser."

"Parmi les humains ? C'est... dégradant." Dettlaff bougea péniblement et siffla de douleur en touchant la plaie sous son manteau.

"Elle s'infecte", fit remarquer Régis avec discernement.

"Comment est-ce possible ? Je n'arrive pas à la refermer. Et quand j'ai tenté de me transformer, j'ai senti qu'elle s'ouvrait un peu plus. Je ne comprends pas, ce n'était qu'un humain..."

"Non, pas un humain. Un sorceleur."

Dettlaff adressa à son compagnon un regard où la répugnance le disputait vainement à la curiosité.

"Ce sont des mutants conçus pour tuer. Une guilde créée pour protéger ce monde contre les visiteurs des autres sphères", lui expliqua Régis.

"Contre nous..."

"Oui, entre autres. Au fil des siècles, ils ont accumulé un savoir considérable sur ceux qu'ils considèrent comme des ennemis. Tu as pu le constater par toi-même.

Je préconise donc d'agir avec la plus grande prudence."

Dettlaff réfléchit aux paroles de son compagnon en serrant les mâchoires. "Faisons à ta façon", lâcha-t-il finalement.

La toile bruissa. Les vampires braquèrent leurs yeux sur l'entrée de la tente. Une acolyte de Melitele leur adressa un sourire fatigué. "Je suis à votre disposition, messieurs. Pardon de vous avoir fait attendre aussi longtemps, mais je suis toute seule ici. Les sœurs ont suivi l'armée à Wyzima."

"En abandonnant les blessés dans le froid ?" demanda Régis, surpris. "Pourquoi tant de hâte ? La guerre est finie, les Nilfgaardiens ont été vaincus à Brenna."

L'adepte baissa les yeux. "La couronne a du retard sur le versement des soldes. Depuis six mois. L'armée menaçait de se révolter. Les soldats ont forcé le prévôt à les conduire à la capitale pour réclamer leur argent. Je me suis portée volontaire pour servir à l'infirmerie. Et quand on a juré de servir, on ne le fait pas que par beau temps, avec le ventre plein."

"Cet hôpital ne dispose pas d'une grande quantité de matériel."

"Le prévôt nous a offert gracieusement sa tente personnelle. Celle-ci. Et il a promis d'envoyer des provisions et des médicaments, qu'il paiera de sa propre bourse. Vous aurez aussi de quoi vous sustenter, messieurs, mais chichement. Voulez-vous manger ?"

"Non, merci" répondit Régis avec un sourire, les lèvres retroussées. "Nous n'avons pas faim. Mais dites-moi : auriez-vous vu passer d'honnêtes voyageurs ? Il n'est pas très sûr de voyager seul par les temps qui courent. Des gens louches rôdent sur les routes..."

"Ce matin, trois soldats sont arrivés. Ils venaient chercher un blessé. Leur commandant, selon eux. Ensuite, ils sont repartis vers l'ouest. Je me suis réjouie qu'ils l'emmènent. Ça fait un malheureux sauvé de plus."

"Merci."

Peu après, ils quittèrent l'hôpital improvisé. La route avançait vers l'ouest au milieu d'ormes crochus.

"Personne ne viendra s'occuper d'eux", dit Dettlaff. "On va les oublier. Je connais les humains. Ils ont la mémoire courte."

"La fille est restée", répondit Régis.

Dans le ciel, des corbeaux tournaient au-dessus de la tente.
CHAPITRE 2
La neige avait cessé de tomber.

Erskine se frotta les yeux et regarda droit vers les champs de Sodden qui disparaissaient dans le crépuscule. Il décida que c'était le bon moment pour s'arrêter. Il fit signe à ses deux compagnons de quitter la route et d'avancer dans un creux proche.

Néris posa son sac et en sortit couvertures et provisions. Osyan alluma un feu. Erskine lâcha la corde du traîneau, s'assit et commença à se masser les mains.

"Je vous aiderai dans un moment", dit-il.

Néris observa l'homme allongé sur le traîneau. "Repose-toi tant que tu le peux."

"Enfoiré de sergent", lâcha Osyan, en soufflant sur ses doigts. "Il avait besoin de se gaver autant ? S'il était moins lourd, on aurait déjà franchi l'Ina."

"Ç'aurait été trop beau", dit Néris.

Erskine se pencha sur le sergent couvert de bandages et l'écouta respirer faiblement. "On est coincés ensemble", constata-t-il. "Je prends le premier tour de garde."

*

Le vin qu'ils avaient volé avait un goût de gingembre. Erskine grimaça, enroula la couverture autour de ses épaules et regarda ses compagnons endormis. Osyan pourrait très bien être son fils. Il s'était enrôlé dans l'armée temerienne peu avant l'invasion des Escadrons noirs. Ils avaient défendu Dillingen ensemble sous les ordres de Jan Natalis, puis combattu avec le roi Foltest pour libérer Sodden. Néris, une condottiere de la Compagnie libre, prétendait être la fille d'un baron lyrien. Erskine était certain qu'elle mentait, car si cela avait été vrai, il ne voyait pas comment elle pouvait se retrouver là, à braver le froid glacial dans leur voyage insensé.

Ah, ce voyage. Erskine soupira et avala une gorgée de vin. Cela avait commencé avec le sergent et son histoire sur un coffre dans un sous-sol jonché de débris. Ensuite, ils avaient décidé tous ensemble de suivre cette voie sans retour.

La chaleur du feu attirait Erskine, l'invitait à s'endormir. Il bâilla, se leva et poussa doucement Néris du bout de sa botte. "À ton tour de monter la garde", dit-il en lui tendant la bouteille. Néris se frotta les yeux, but une gorgée et cracha dans les flammes. Il allait mentionner le gingembre, mais s'interrompit en remarquant qu'elle scrutait les ténèbres derrière lui.

"N'ayez crainte", lança quelqu'un depuis les ombres en bordure du camp.

Au bout d'un moment, deux étrangers apparurent et s'avancèrent dans l'espace éclairé. "Nous ne sommes pas armés", dit l'un d'eux, un homme aux cheveux gris. C'était la voix qu'ils venaient d'entendre.

"Nous nous rendons à Dillingen. Par ces temps troublés, il vaut mieux rester en compagnie d'autres gens, vous ne croyez pas ? Surtout quand leur destination est la même."

"Comment pouvez-vous en être sûrs ?" demanda Osyan en s'accroupissant, sa dague déjà dégainée dans son dos.

"On n'a pas besoin de compagnons", dit Néris.

Erskine gardait le silence. Il évaluait la situation. Les nouveaux venus ne semblaient pas menaçants. Premièrement, il ne leur voyait effectivement aucune arme. Deuxièmement, ils avaient l'air assez malades ou au moins affaiblis. L'homme aux cheveux gris était d'une pâleur mortelle et parlait d'une voix basse. L'autre, brun et silencieux, était légèrement courbé et pressait sa main contre sa hanche. Une blessure récente, peut-être ?

L'homme aux cheveux gris hocha la tête en direction du traîneau. "Cet homme ne tiendra pas une semaine", lança-t-il. "Mais heureusement, je suis médecin. J'ai un refuge à Dillingen. Si nous nous hâtons, je pourrai peut-être l'aider."

Le vent agita les branches, ravivant le feu mourant.

Erskine réalisa que Néris et Osyan attendaient sa réponse. Il réfléchit. Si le sergent mourait avant qu'ils arrivent à destination, ils auraient fait tout ça pour rien. Un chirurgien pourrait effectivement s'avérer utile...

Il lâcha son épée et opina en grognant. "C'est quoi, vos noms ?"

*

À l'aube, ils étaient prêts à partir. Erskine balaya les cendres du pied tout en observant ses nouveaux compagnons. L'homme aux cheveux gris, Régis, ne mentait pas. Même s'il tenait à peine debout, il avait remplacé efficacement les bandages du sergent et préparé une compresse pour ses plaies. Étonnamment, l'autre homme, Dettlaff, avait proposé de tirer le traîneau.

Ils se mirent en route. Au bout de quelques pas, Dettlaff fit une pause, grimaçant de douleur. Régis le soutint d'un bras. Erskine ajusta son sac à dos avant de les rattraper.

"Vous avez l'air bien épuisés", dit-il. "Qui vous a mis dans cet état ?" Les nouveaux venus gardèrent le silence. Dettlaff regarda la route derrière eux par-dessus son épaule, comme s'il s'attendait à ce qu'on les suive. Erskine n'insista pas. Il n'avait plus du tout envie de connaître la réponse.
CHAPITRE 3
"Une abomination s'est installée dans notre clocher, maître sorceleur. La nuit, elle survole la ville, enlève les gens dans la rue et les emporte dans sa tanière pour les dévorer. C'est horrible ! Combien devrons-nous débourser pour être débarrassés de ce fléau ?"

"Deux cents orins, M. le conseiller. Vous avez affaire à un vampire. Et pas n'importe lequel."

Le conseiller fut impressionné. "Ça alors, vous avez déjà déduit la nature de la créature ?"

"J'ai examiné un cadavre."

Sorensen ne jugea pas utile d'expliquer qu'il pistait la bête depuis longtemps, suivant les ordres de quelqu'un de bien plus important. Ni qu'il s'était retrouvé dans la ville de Warfurt en suivant sa piste. Il estimait que si les gens étaient prêts à payer deux fois pour un même travail, cela ne servait à rien de les en dissuader.

Le conseiller réfléchit en fronçant le nez. "C'est une grosse somme."

"Vous pouvez toujours vous en occuper vous-même."

"Nous avons essayé, bien sûr. Les braves gardes du château seraient ravis d'agir, mais le fer n'est pas efficace contre cette diablerie. Nous voulions mettre le feu au clocher pour chasser cette saleté, mais..."

"Ça ne se fait pas !" tonna le vieux révérend, qui se contentait jusque-là de braquer son regard sombre sur la haute silhouette noire du beffroi à travers le vitrail du temple. "On n'allume pas un feu sous un lieu sacré ! Les caisses du chapitre ont consacré trois mille orins à la construction de ce clocher ! Ce n'est pas pour le brûler maintenant !"

"Vous n'avez pas peur de crier comme ça si près de la bête ?" demanda le conseiller irrité.

"Les psaumes nous protègent ici", cracha le révérend en colère. "Tant que les chants résonneront, la sorcellerie n'aura aucun pouvoir."

Les choristes, rassemblés dans la nef, continuèrent à chanter. Les voix monotones se diffusaient entre les murs nobles du temple comme l'odeur de l'encens. Mais maintenant que le sujet avait été évoqué, Sorensen se mit à réfléchir. "Révérend père", dit-il en penchant la tête, "la foi et les chants sacrés sont la meilleure des armes contre un vampire. Pourrais-je emprunter vos choristes ? Les prières perturberont les sens du monstre et le priveront de ses pouvoirs. Cela me permettra d'approcher pour lui porter un coup fatal."

Le prélat se tourna vers le conseiller, fier comme un paon. "Bien sûr, mon fils. Bien sûr."

*

L'appât avait rempli son office. Le psaume se changea en cris terrorisés lorsque le vampire plongea depuis le ciel noir pour s'abattre sur les choristes. Un crâne dépourvu d'yeux, des ailes de chauve-souris, des veines pulsant de sang sous une peau lisse... La tribu des Gharashams.

Le monstre saisit le choriste le plus proche et planta ses crocs dans son corps. Il en cloua un autre au sol avec une longue patte griffue.

<i>L'euphorie qu'ils ressentent en se nourrissant submerge leurs sens, les rend léthargiques. C'est le meilleur moment pour attaquer.</i> Sorensen surgit de derrière une gargouille de pierre et effectua un lancer à la manière d'un discobole. La chaîne fendit l'air. Les maillons s'enroulèrent autour des membres de la créature, dont la peau siffla au contact de l'argent. Le Gharasham tomba, roula sur le toit en pente du temple et s'écrasa sur la rue pavée en contrebas sous une pluie de tuiles. Le sorceleur le poursuivit. Il était temps de finir le travail. Il tira son épée en argent et frappa le cou de la créature qui se débattait avec la chaîne.

La silhouette de la chauve-souris se changea en une mare de sang. La lame tinta contre la pierre et la chaîne se relâcha. Libéré, le vampire reprit une forme charnelle, battit des ailes et s'envola en poussant des cris perçants. Sorensen bondit de côté pour éviter la charge furieuse, fit une roulade sur l'épaule et s'agenouilla. Les bras de son arc à ressort cliquèrent lorsqu'il le déploya. Il visa. Tira. Le vampire étourdi fit une embardée en plein vol, s'éleva laborieusement dans le ciel et tomba sur le beffroi avec un bruit assourdissant de métal.

Le chasseur suivit sa proie. Il saisit la corde du monte-charge laissé par les maçons et libéra le contrepoids avec son épée. La chute des briques le propulsa au dernier étage en un instant.

De là, il aperçut une silhouette de chauve-souris qui se découpait sur la lune en volant vers l'ouest. Il jura méchamment.
CHAPITRE 4
Le vent apportait une odeur d'herbes et de viande séchée. Régis s'arrêta. "Il y a d'autres gens dans le coin."

Dettlaff confirma en silence.

Ils longeaient la Iaruga depuis trois jours. Toujours méfiants à leur égard, leurs compagnons humains gardaient généralement leurs distances et parlaient peu. Les vampires restaient quelques pas derrière.

"Tu nous as trouvé une compagnie intéressante", dit Dettlaff. "La prêtresse disait qu'ils étaient soldats. Ils sentent plutôt la peur et le mensonge."

"Ce sont des déserteurs."

"Comment le sais-tu ?"

"C'est une supposition. Le blessé... On a retiré l'insigne de sa veste."

"Alors on tente de se cacher parmi les humains en rejoignant une bande de fuyards dépenaillés. Parfait."

"C'est facile pour toi de critiquer. Pardonne-moi le cliché, mais vivre parmi les humains nous apprend que rien n'est jamais simple. Nous ignorons qui ils sont, pourquoi ils fuient ou qui ils fuient. Nous ne savons rien sur eux."

Ils s'arrêtèrent au signal d'Osyan, qui leur faisait signe en montrant une ferme proche : un petit ensemble à la lisière de la forêt. Un chariot délabré se trouvait près de la clôture et des chevaux hennissaient dans les écuries. La fumée qui s'élevait de la cheminée était la promesse d'un âtre chaud et une invitation tentante. Les vampires regardèrent leurs compagnons se consulter, puis ils quittèrent la route en direction des bâtiments.

"D'accord, nous ne savons rien sur eux", dit Dettlaff, "mais je sens que ça va bientôt changer."

*

Le fermier revint avec le tonnelet. Il le posa sur la table et se mit à remplir des coupes en argile. L'odeur de la bière envahit la pièce. "Pardon, mais je ne comprends pas", dit-il.

Erskine but une gorgée et essuya la mousse sur sa moustache. Il tapa du doigt sur l'écusson orné d'un lis posé sur la table. "Bon, je te l'ai déjà expliqué. On est de l'armée temerienne, et on nous a confié une mission secrète. Emmener ce... prisonnier... enlevé aux Nilfgaardiens. On doit lui faire traverser l'Ina au plus vite. C'est pour ça qu'il nous faut ton chariot."

"Et les deux chevaux", ajouta Osyan.

Néris se tenait près de la porte, le dos appuyé contre le mur. Elle tenait dans la main une épée dégainée avec laquelle elle grattait entre les lattes du plancher. "Et le contenu du garde-manger", renchérit-elle.

"Vous ne pouvez pas. Comment vous voulez qu'on survive sans chariot, en plein hiver, dans un endroit aussi isolé ?"

"On ?" demanda Osyan. "Qui d'autre vit ici ?"

Le fermier regarda vers la porte. Osyan cracha, sortit une dague et la posa sur la table. Les flammes de l'âtre brillèrent sur le plat de la lame.

"Braves gens, ayez pitié..."

"On n'est pas des braves gens. Ce serait dommage que tu découvres pourquoi."

"Osyan..." intervint Néris.

"Tais-toi. C'est à lui de choisir."

Demeuré dans l'ombre jusque-là, Dettlaff approcha et lança une bourse sur la table. Des pièces tintèrent. "Faites ce que vous voulez", dit-il, "je sors me dégourdir les jambes."

Lorsque la porte claqua, Régis ramassa la bourse et approcha du fermier. "Mes compagnons sont des soldats, pas des voleurs", dit-il en regardant Osyan dans les yeux. "Ils n'ont besoin que d'une jument, qu'ils attèleront à un traîneau. Une jument pour laquelle vous toucherez... une juste compensation."

Erskine ouvrit la bouche, cherchant ses mots.

Le vampire sourit en pinçant les lèvres. "Les soldats temeriens comprennent qu'ils ne doivent pas vous priver de vos biens", dit-il. "S'ils faisaient ça, les mauvaises personnes pourraient avoir vent de leur mission secrète. Et ça... eh bien... ça leur ferait courir un grave danger."

*

Aine sentit les branches sous sa botte.

Elle repoussa la neige et ramassa les branchages qu'elle lança dans son panier. Elle en avait ramassé assez et décida de rentrer chez elle.

Elle marchait d'un bon pas, en fredonnant sa chanson préférée. Parvenue à la lisière de la forêt, elle s'arrêta soudain, lâcha son panier et recula vivement. Elle attendit derrière un arbre un long moment, puis jeta lentement un coup d'œil.

Il y avait des étrangers dans la cabane. Une femme tirait Ludka par ses rênes. La jument soufflait et ruait sans cesse. Deux hommes surgirent du garde-manger, chargés de sacs et de tonnelets. Le quatrième étranger, le plus vieux, parlait à son père près de la cabane.

Puis Aine sentit quelqu'un d'autre. Quelqu'un beaucoup plus proche.

"Tu ferais mieux d'attendre ici", dit une voix derrière elle. Une voix grave, envoûtante.

"Mais mon père..."

L'étranger lui posa une main froide et pâle sur l'épaule. Il avait des traces de sang sur les paumes. "Il ne lui arrivera rien. Ils seront bientôt partis. Regarde. Regarde bien ton monde où rien n'est jamais simple."

"Je ne comprends pas."

"Peu importe."

La fillette garda le silence. Elle vit l'homme aux cheveux gris prendre quelque chose dans sa bourse et le poser dans la main de son père. L'or scintilla.

"Ils ne vont prendre que Ludka ?" demanda-t-elle au bout d'un moment.

"Oui. Mon ami a un don de persuasion."

"C'est bien."

"Bien ? Vous avez eu de la chance. Ils voulaient vous voler."

Aine se retourna et regarda l'étranger dans les yeux. "Mais quelqu'un veillait sur nous."
CHAPITRE 5
La rivière Ina scintillait sous les derniers rayons du soleil couchant.

Les forteresses de Vidort et Carcano, incendiées durant la guerre, dominaient le cours d'eau. L'armée temerienne s'attelait maintenant à leur lente reconstruction.

Osyan attira leur attention vers le nord.

"Là-bas", dit-il, "la glace relie les deux rives. On passera par là."

Erskine souffla entre ses doigts. "Ça ne me plaît pas", lança-t-il, "la glace n'est pas épaisse par endroits, il y a plein de trous et les forts sont trop près. On devrait continuer jusqu'à l'embranchement de l'Ina et de la Trava. Chercher un gué isolé. Ce serait plus sûr pour le sergent."

"Pour ce qui est de votre compagnon..." dit Régis. "Si vous vous en faites pour lui, je vous conseille de vous dépêcher. Le plus sage serait de demander de l'aide à Carcano. Ils ont sûrement tout le matériel médical qu'il faut, mais j'ai l'impression que cette idée ne vous emballe pas."

"C'est le moins qu'on puisse dire", répondit Erskine. "Vous m'ôtez les mots de la bouche."

Dettlaff sourit. "Que se passe-t-il, soldats temeriens ?" demanda-t-il. "Vous n'allez pas demander le soutien de vos propres troupes ?"

"Ne joue pas au plus malin", répliqua Osyan. "Est-ce qu'on vous a demandé qui vous êtes ? D'où vous venez ? Ou qui vous a tant amochés qu'on croirait voir des cadavres ambulants ?"

Dettlaff garda le silence.

"Allons à Fen Carn dans ce cas", dit Régis. "J'y avais une maison d'été, il y reste peut-être du ravitaillement."

"Tu as perdu l'esprit, le chirurgien ?" demanda Erskine. "On ne s'aventurera pas sur un sol elfe maudit. L'état du sergent est grave, d'après toi ? Eh bien, il va falloir franchir l'Ina. Ici même. Puis rejoindre Dillingen au plus vite."

*

Ils s'engagèrent sur la rivière, camouflés par des nuages noirs. Seul le craquement de la glace troublait le silence.

Alors qu'ils semblaient assurés de passer discrètement, un bruit sourd résonna dans leur dos.

Osyan jura. "Trois cavaliers. Une patrouille en armes."

Les Temeriens les repérèrent immédiatement. L'un d'eux éperonna son cheval et galopa vers la forteresse. Les deux autres trottèrent vers la rive. Ils mirent pied à terre, dégainèrent leur épée et s'élancèrent sur la glace. "Halte !" crièrent-ils. "Halte !"

La jument qui tirait le traîneau hennit et obéit.

"Avance, sale carogne !" cria Erskine en tirant un coup sec sur les rênes. Sans effet. Quelques instants plus tard, les Temeriens avaient comblé la distance entre eux au point qu'on discernait leurs traits.

Régis regarda Dettlaff. "Essayons de négocier."

Osyan cracha et fit tournoyer sa fronde.

Le projectile siffla et frappa bruyamment le casque d'un des soldats, qui grogna et tomba sur la glace. Le second sauta sur la personne la plus proche : Néris. Ils s'empoignèrent, perdirent l'équilibre et tombèrent dans un trou proche.

"Néris !" hurla Erskine en lâchant les rênes pour s'élancer vers la crevasse.

Osyan le saisit par le bras. "Laisse-la !" cria-t-il. "On doit filer !"

Régis en avait assez de courir. Il plongea dans les eaux troubles et localisa la condottiere, qui luttait avec le Temerien en coulant avec lui, l'armure de ce dernier les entraînant tous deux vers le fond. Néris donna un coup de pied, en expirant par la bouche. Régis descendit, la saisit et tenta de remonter, en surestimant les capacités de son corps nouvellement régénéré. Il tira et sentit son épaule se déboîter. Ses dents grincèrent. Il tenta à nouveau. Ses os craquèrent et la douleur explosa, lui faisant presque perdre connaissance.

Et puis Dettlaff plongea à son tour dans l'eau.

Il poussa Régis, saisit la condottiere d'une main et le soldat temerien de l'autre. Il les sépara et remonta rapidement à la surface.

*

Erskine et Osyan avaient disparu le temps qu'ils atteignent les graviers au bord de l'Ina. L'alerte fut sonnée dans les forts le long de la rivière. Régis tenta d'aider Néris à rester debout, mais celle-ci refusa l'offre et s'éloigna aussi vite que possible en direction de la forêt. Il lui emboîta le pas rapidement et, en se retournant, aperçut Dettlaff qui traînait le soldat avant que les arbres ne lui bouchent la vue.

Ils coururent longtemps à travers la forêt, puis, épuisés, continuèrent à marcher au milieu des tertres de Fen Carn. Néris connaissait la sombre réputation de l'endroit, mais était trop épuisée pour protester.

Finalement, ils parvinrent à une petite cabane aménagée simplement. Il y avait une table couverte de bouteilles et des herbes séchées sur le mur. L'odeur prenait au nez.

Régis sortit des vêtements secs du fatras, et pendant qu'elle se changeait, il chercha quelque chose parmi les bouteilles sur la table.

"C'est votre cabane ?" demanda-t-elle.

"Oui", répondit-il avant de se frotter l'épaule en grimaçant. "Ah, voilà."

Ils ressortirent et s'assirent près du feu de camp. Régis raviva les flammes. Il essuya la poussière et les toiles d'araignée sur la flasque, la déboucha et la donna à Néris.

Elle but. L'alcool lui brûla la gorge, la réchauffa.

"Oh, bon sang... Qu'est-ce que c'est ?"

"De la teinture de mandragore."

"Vous en voulez ?"

"Non, merci. J'ai décidé de rester sobre."

"Un fabriquant de gnôle sobre, qui se jette sans hésiter dans des eaux dangereuses pour aider des étrangers. Vous êtes un homme mystérieux, Régis."

"Eh bien... J'ai connu un nain qui se considérait comme un incorrigible altruiste. Apparemment, c'est aussi un de mes traits de caractère."

Ils restèrent assis en silence. Néris fixa les ombres qui vacillaient dans la neige derrière Régis pendant un long moment. Quelque chose n'allait pas. Elle finit par comprendre quoi. Elle se raidit et grogna doucement : "Vous ne projetez pas... Vous êtes un..."

"Oui, j'en suis un."

Elle s'écarta vivement, en se couvrant le cou de la main.

Régis jeta d'autres bûches dans les braises. "Détendez-vous. Je vous ai dit que j'avais décidé de rester sobre. Et puis, si j'avais voulu vous faire du mal, je vous aurais laissée vous noyer."

"Et Dettlaff ?"

"Dettlaff aussi. Mais il vaudrait mieux garder ça pour vous."

Le feu crépita. Comme pour répondre à son nom, Dettlaff surgit des ombres et s'assit entre eux.

"Le Temerien vivra", dit-il, "je l'ai porté jusqu'aux remparts et je me suis assuré qu'ils le verraient."

Néris tremblait. Sa tête bourdonnait. Les habits de Régis lui irritaient la peau et son pantalon trop grand lui glissait sur les hanches. Elle le remonta et serra la ceinture au maximum.

"Il y a un problème ?" demanda Dettlaff.

Elle hésita, mais guère plus d'un instant avant de se décider.

Elle avala la teinture et sourit.

"Non", répondit-elle, "tout va bien."
CHAPITRE 6
Hors d'haleine, le conseiller se rua en haut de la tour. On l'avait averti de ce qu'il y découvrirait, alors il se prépara en pressant un mouchoir parfumé contre son nez. Sorensen inspectait déjà la scène. Le nid du vampire était rempli de cadavres à différents stades de décomposition, mais la puanteur ne semblait pas déranger le sorceleur.

"L'argent vous attend près du cheval, maître sorceleur. Le révérend vous invite à quitter la ville dès que possible."

Le chasseur haussa les épaules. Il mesura la distance entre les traces de crocs avec sa main. "Étrange. Les marques de morsures correspondent à deux mâchoires différentes. Le Gharasham amenait ses victimes ici et leur brisait l'échine pour les empêcher de se défendre. Comme un oiseau qui mâche des vers pour ses petits."

Le conseiller fronça les sourcils. "Que voulez-vous dire ?"

"Je veux dire qu'il nourrissait quelqu'un."

*

"Sabrina."

Toujours rien. Le froid perturbait le xénovox. Sorensen aurait aimé jeter la boîte de communication dans la rivière et ne plus en entendre parler. Malheureusement, il avait besoin d'une réponse. Sa curiosité dépassant sa colère, il fit une nouvelle tentative.

"Sabrina, sale roulure."

"Sorensen, mon cher. Ce n'est pas très courtois", répondit l'appareil d'une voix métallique. Le cheval nerveux dressa les oreilles et ralentit au trot. Le sorceleur l'éperonna.

"Tu m'as menti."

"Vraiment ?"

"Il y a deux vampires. Ça te coûtera le double."

"C'est uniquement pour ça que tu me déranges ? Pour négocier ?"

"Je veux connaître l'identité de ton fugitif. Et les circonstances de sa fuite."

"Pas de questions. N'était-ce pas notre accord ?"

"Les risques viennent d'augmenter. Je dois savoir à qui j'ai affaire. Sinon, je rentre en Angren."

Le silence s'étira. Sorensen pensa que le xénovox refusait à nouveau de coopérer.

"On m'a chargée avec deux autres magiciennes de raser la citadelle de Stygg, le quartier général du magicien renégat Vilgefortz de Roggeveen. Nous y avons trouvé les restes de cette créature, tuée par un sort. Nous avons tenté de la régénérer. Et nous avons réussi."

"Vous avez ressuscité un vampire ? Dans quel but ?"

"Pour l'interroger. Il aurait pu posséder des informations importantes. La citadelle de Stygg a connu des événements marquants que nous ne connaissons pas encore bien."

"Je parie que sa conversation s'est révélée charmante."

"Pas vraiment. Il se présentait aux humains sous le nom d'Emiel Régis. De nombreuses indications portent à croire qu'il s'agit d'une créature ancienne et sophistiquée. À son réveil, toutefois, il était aveuglé par la faim. Il s'est enfui avant que j'aie le temps de l'interroger correctement. Manifestement, je l'avais sous-estimé."

"À moins qu'on ne l'ait aidé. Comme je disais, il y a deux vampires. Ils voyagent ensemble."

"Tu regrettes notre accord ? Ou bien tu continues de négocier ?"

Sorensen l'ignora. Une petite ferme misérable était apparue au détour du chemin. Il tira sur les rênes et dirigea son cheval vers l'habitation.

"Je dois te laisser. J'ai du travail qui m'attend."

"Très bien."

*

"Des maraudeurs temeriens. De vulgaires voleurs, qui voulaient nous dépouiller. L'homme aux cheveux gris les en a empêchés. Il les a calmés. Sans même hausser le ton. Il n'a pas laissé les autres vider le garde-manger. Et il a payé pour la jument."

"Avec de l'or..." Aine baissa les yeux. Les mots lui avaient échappé.

Le sorceleur frotta la cicatrice sur son cou. "Montrez-moi."

Le fermier jeta un regard à sa fille. Le nouveau venu avait assez d'armes sur son cheval pour équiper une douzaine de soldats. Et des yeux pareils à ceux d'un serpent ou d'un lézard. Ce serait absurde de contrarier un homme pareil. À contrecœur, il retira son sabot, ouvrit la semelle avec un couteau et en sortit une pièce.

Un lion ailé à tête humaine était frappé sur l'or terni. Un char figurait de l'autre côté. Sorensen avait déjà vu des pièces semblables. Dans les tertres de Dur Lugal Iddin. Un sourire de loup fendit son visage. Il pensait que la piste se refroidissait.

"Cette pièce a plus de trois cents ans. Aujourd'hui, on n'en trouve guère plus que dans les tombes. Vous avez de la chance, fermier. Qu'ils ne se soient pas intéressés à vous."

"C'étaient des pilleurs de tombes, alors ?"

Sorensen ajusta la sangle, enfonça son pied dans l'étrier et se mit en selle. "Pire que ça. C'était quelqu'un qui se rappelle cette époque."

Le fermier regarda partir son or. Il déglutit, soupira, puis alla calmer sa fille, qui s'était enfermée dans l'abri à bois. Il n'avait pas le cœur de se fâcher contre elle.
CHAPITRE 7
Néris se protégea les yeux du vent et rattrapa Régis.

"Vous disiez avoir un refuge à Dillingen. C'est là que vous allez ?"

"Oui."

"Pourquoi ?"

"Pour nous cacher. Un sorceleur nous suit. Un chasseur de monstres."

Deux jours s'étaient écoulés depuis qu'ils avaient quitté Fen Carn et regagné la Iaruga. Le ciel se dégageait enfin et les plaines enneigées scintillaient sous le soleil couchant.

"Un sorceleur ? D'après moi, même à cinq, ils ne devraient pas poser de problème à des êtres comme vous."

Dettlaff déboutonna son manteau, dévoilant ainsi sa hanche.

"Regardez."

Néris siffla en examinant l'entaille hideuse sur son flanc.

"Il m'a attaqué à Warfurt, il y a trois semaines. Normalement, cela aurait dû guérir en une nuit."

"La chasse aux vampires semble être sa spécialité", fit remarquer Régis. "Nous devons être extrêmement prudents."

"Il serait prudent de rester à Fen Carn, dans ce cas. De nous abriter derrière sa réputation…"

"Les superstitions et un tas de pierres ne suffiront pas", dit Dettlaff. "Mais des endroits ont été créés pour nous offrir un refuge sûr."

Néris fit craquer ses doigts.

"Je voudrais vous demander votre aide. Quelque part près de Dillingen…"

Elle s'interrompit en entendant des voix. Régis indiqua un camp installé au milieu des arbres dégarnis. Il y avait quelques tentes trouées d'où s'échappait la fumée des feux brûlant à l'intérieur.

"Nous reprendrons cette conversation plus tard", dit-il.

*

"Ils nous ont chassés de chez nous à la fin de la guerre et ils occupent toujours les lieux. La peste soit de ces soldats !"

Le visage figé, ils fixaient le camp d'exilés derrière la femme qui racontait son histoire.

"Ils ont décoré notre village avec leurs bannières, ils le considèrent comme un poste militaire. C'est ma maison, leur ai-je dit, et là, sur l'eau, c'est le bateau avec lequel mon père et mon grand-père naviguaient sur la Iaruga. Mais ils s'en fichaient. Alors j'ai pris mon enfant dans mes bras et j'ai imploré leur pitié. C'est l'hiver, leur ai-je dit. Il fait froid. On a faim. Je les ai suppliés de nous laisser une hutte, de se comporter comme des êtres humains."

"Ils n'ont pas bougé", dit Dettlaff.

Un enfant jeta un coup d'œil de derrière la femme, les yeux pleins d'espoir au milieu d'un visage affamé. Elle releva les cheveux qui lui tombaient sur le front, puis ajusta sa capuche.

"Ils qualifiaient les Nilfgaardiens d'intrus", dit-elle. "De maudits envahisseurs. Et maintenant que la guerre est finie avec les Escadrons noir, le pays devrait être libéré. On ne peut pas regagner nos propres huttes, pourtant. J'ai l'impression que c'est nous qui avons perdu."

Régis serra les dents.

"Attendez jusqu'à demain. Rentrez chez vous à l'aube."

"Mais les soldats… On a essayé."

"Oui. Maintenant, laissez-moi essayer."

*

Ils atteignirent le village au crépuscule. Il y avait cinq huttes aux toits couverts de neige, une unique jetée et des bateaux de pêche agitant leurs mâts. Des rires et des cris de joie s'échappaient de la plus grande hutte.

Régis enleva le sac de son épaule et le remit à Dettlaff.

"Attends ici", dit-il.

Il poussa la porte qui s'ouvrit en grinçant et entra dans l'air stagnant chargé de fumée de pipe. Les soldats assemblés à la table se turent.

"Vous êtes qui ?" demanda un homme barbu avec une cicatrice sur la tempe.

"Je m'appelle Emiel Régis. Je me rends à Dillingen."

Le soldat se pencha en avant, en posant son menton hérissé sur son gros poing.

"Vous y allez seul ? C'est courageux."

"Ou stupide", intervint un autre soldat.

"Ou stupide, en effet", répéta le barbu. "Vous êtes perdu, Emiel Régis. Mais vous avez de la chance, une route mène au-delà des collines. Vous n'avez qu'à continuer tout droit."

"Je sais."

"Que faites-vous là, alors ?"

"J'ai rencontré des gens que vous avez chassés de chez eux. Vous avez privé d'abri même les enfants."

Régis referma la porte derrière lui et approcha de la table. Des doigts hésitants glissèrent vers les poignées des épées.

"C'étaient les ordres", lâcha le barbu.

Régis croisa son regard et leva la main. Les bouteilles sur la table tremblèrent.

"Les ordres ont changé", lança-t-il d'une voix rauque. "Cet endroit ne vous appartient pas. Vous allez partir sur-le-champ pour Vidort. Vous oublierez notre rencontre et avoir jamais mis les pieds ici."

Les traits du barbu se détendirent et son visage perdit toute expression.

"Oui, monseigneur", murmura-t-il.

Lorsque le dernier soldat eut quitté la cabane, Régis sentit sa vue se brouiller. Il tenta d'approcher du banc, mais ses jambes refusèrent de lui obéir. Il s'effondra en se cognant la tête contre la chaise.

Tandis que les ténèbres l'enveloppaient, il se souvint du début de leur voyage. Un hôpital perdu, les grognements des mourants. L'odeur de la mort.

<i>Ils mourront de toute façon.</i>

<i>Pas de ma main.</i>

Dettlaff se tenait près de lui, les mains rouges.

<i>Il te faut du sang, Régis.</i>
CHAPITRE 8
"Où est l'argent, vieil enfoiré ? Parle !"

"Ghrr !"

Les corbeaux regardaient avec indifférence les hommes vaquer à leurs occupations. Le sergent, maintenant pâle comme un mort, recouvra vite des couleurs quand Osyan le saisit à la gorge et se mit à l'étouffer.

"Ghrr !"

Erskine entra dans la clairière. Il jura et laissa tomber le tas de branchages qu'il transportait. Il atteignit le traîneau en quelques enjambées, saisit Osyan par son manteau et le projeta à terre.

Le vieil homme, devenu rouge comme une betterave, s'agita sous les fourrures en cherchant de l'air.

"Tu veux le tuer, espèce de crétin ?" grogna Erskine en donnant un coup de pied dans les côtes de son compagnon.

"Tu as perdu la tête ? Pourquoi tu ne m'as pas appelé quand il s'est réveillé ?"

Osyan rampa sur les coudes pour se mettre hors de portée des bottes d'Erskine.

"Je voulais pas le tuer. Juste l'effrayer un peu." Un sourire narquois apparut sur son visage.

Erskine le fixa du regard. Si Osyan avait réussi à obtenir l'emplacement de la planque, il aurait saisi le sergent et se serait enfui dans les bois sans hésiter, en abandonnant son complice dans le froid. Comme ils l'avaient fait avec Néris.

"Si ça se reproduit, je te pends par les roustons."

"Vous serez pendus tous les deux", grogna le sergent. "Déserteurs. Traîtres !"

Ils gloussèrent à l'unisson.

"Pourquoi vous nous traitez de cette façon, commandant ? On vous a arraché des griffes de la mort ! On s'est occupés de vous pendant que vous étiez souffrant ! Vous croyez pas qu'on mérite un peu de gratitude ?"

"Le bourreau se fera un plaisir de vous remercier avec sa hache."

Erskine souffla sur ses mains raides et rugueuses, puis s'appuya contre la rambarde du traîneau. Osyan se releva et alla s'installer de l'autre côté. Le sergent les regardait de travers sous ses sourcils givrés. Les dés étaient jetés. Il ne servait à rien de leur mentir. Pas après la démonstration d'Osyan.

"Où avez-vous planqué votre butin, vieux bandit ?"

"Il appartient à la compagnie. Il sera réparti équitablement."

"Laissez-moi rire. C'est ce qui a été volé à Dillingen. Vous me parlez de l'honneur d'un voleur ?"

"On s'en est emparé selon la loi du conquérant. Dans une ville reprise aux Escadrons noirs. Allons bon, Erskine, il faut vous expliquer la guerre ? C'est la première pour vous ?"

"Non, mais ce sera sûrement la dernière, une fois qu'on aura récupéré ce butin. Je ne marcherai plus au son des trompettes."

Osyan pinça les lèvres, sortit son couteau, cracha sur la lame et l'essuya sur sa manchette.

"Pourquoi tu perds du temps à t'expliquer ? On devrait commencer à le charcuter, ça le fera parler."

Erskine haussa les épaules sans rien ajouter, son silence valant consentement. Il ressentait toujours un semblant de respect pour le sergent, dont l'obstination farouche avait conduit leur unité à la victoire en maintes occasions, et n'avait pas envie de le traîner derrière lui comme un chien enragé. Il laissa donc au vieil homme le temps de tirer ses propres conclusions, de réaliser la gravité de la situation.

Bien sûr, Osyan ne comprenait pas tout cela. Il était entré au service du roi Foltest à l'automne précédent, après que la cavalerie de Kaedwen eût pillé et rasé la ferme de son père. L'expérience avait appris à Osyan qu'un soldat était un voleur jouissant de l'impunité. Voilà pourquoi il s'était enrôlé.

La lame passa sous les fourrures, son tranchant froid glissant sur la peau du sergent. Sur le visage balafré du vieil homme, la colère et l'amertume cédèrent la place à l'impuissance. Résigné à son sort, il se mit à table.

"Le long de la Iaruga, à une journée de chevauchée à l'est de Dillingen, il y a une scierie. On y a affronté les Nilfgaardiens, ils voulaient utiliser les barges pour se replier de l'autre côté de la rivière…"

Erskine et Osyan se penchèrent sur l'homme blessé comme des vautours affamés.
CHAPITRE 9
Dettlaff fit asseoir Régis à la table. Il scruta la pièce, avança jusqu'à la trappe du sous-sol.

"C'était imprudent", dit-il.

"Je sais."

"Ne dis pas que tu as besoin de temps. Tu sais ce que tu dois faire."

"Je sais."

Le feu dans l'âtre s'était éteint, et les ténèbres avaient envahi l'intérieur de la hutte abandonnée. Néris s'assit à la table et avala la teinture de mandragore. Régis se massait la tempe, endolorie par sa chute.

"Vous disiez avoir besoin de notre aide."

"Oui."

"J'y mets une condition : fini les secrets. Il est temps de dire la vérité. Toute la vérité. Aussi succinctement que possible."

"La vérité est ennuyeuse, Régis." Elle soupira. "Quelque part près de Dillingen, il y a un coffre contenant un butin de guerre. Arnault, c'est le nom du sergent, l'y a caché pour le mettre en sécurité jusqu'à la fin de la guerre. Malheureusement, à la fin de la campagne, il a été blessé au combat. On l'a emmené de l'hôpital de campagne pour lui éviter d'y mourir misérablement dans le froid."

"Et aussi pour qu'il vous indique l'emplacement."

Néris garda le silence. Régis tendit les bras.

"Désolé, mais je ne suis pas convaincu."

"Vous savez ce qui l'attend si on ne les suit pas. Erskine et Osyan… vous les avez rencontrés. Vous avez vu qui ils sont."

"Et vous, qui êtes-vous ?"

"Je ne m'intéresse qu'à l'or. Je ne veux pas qu'il meure."

"Comme c'est noble."

"La noblesse, je vous la laisse, Régis. Non, ne protestez pas. Je vous ai vu vous occuper d'Arnault jour après jour. Vous m'avez aidée aussi, même si rien ne vous y obligeait. Vous voulez la vérité ? La voilà : vous savez déjà que sans notre aide, il mourra. Vous allez m'accompagner parce que votre conscience vous y oblige."

Dettlaff souleva une trappe dans le plancher.

"Elle a raison, Régis", dit-il. "Finissons-en."

*

La cave était humide et plus sombre encore.

Régis frotta le charbon sur le sol pour refermer le symbole. Dans le cercle, il plaça le bol en argile qu'ils avaient pris dans la hutte de Fen Carn.

"Pourquoi l'as-tu sauvé, Dettlaff ?"

"Qui ça ?"

"Le soldat temerien, à l'Ina. Tu aurais pu l'abandonner."

"J'aurais pu. Mais lui sauver la vie… je pense que c'est ce que tu aurais fait."

Le cercle luisit, une magie ancienne agita l'air. Dettlaff se plaça au-dessus du bol. D'un geste vif, il se coupa le poignet. Du sang coula.

"Ça a toujours été simple pour moi", dit-il. "Je suis là depuis longtemps. J'ai un avis tranché sur les humains et leurs parodies de civilisations. Ils se répandent dans ce monde comme un fléau. Ils l'ont si mal organisé que ça n'a aucune chance de marcher."

"C'est ce que tu pensais jusque-là."

"Je le pense encore."

"Quelque chose a changé, pourtant."

Dettlaff grimaça, agita ses doigts engourdis.

"Tu vois autre chose en eux", dit-il. "Tu essaies toujours de les aider. C'est…"

"Naïf ?"

"Intriguant."

Dettlaff referma la plaie et quitta le cercle. Régis prit sa place. Il saisit le bol à deux mains, murmura une incantation et but.

Du sang frais coula en lui, provoquant des tremblements euphoriques. Ses sens de vampire, atténués jusque-là, se réveillèrent brutalement. Il entendait chaque murmure. Un tourbillon projetant de la neige sur les collines. Le gargouillement des eaux troubles de la Iaruga. Le hennissement et les bruits de sabots d'un cheval sur une piste lointaine.

*

L'étalon grogna. Sorensen le frappa avec les rênes. Il voulait être sûr de s'éloigner suffisamment de la hutte.

L'aube pointait quand il parvint au sommet de Turlough. Les pins projetaient de longues ombres sur les rochers. Il s'assit sur le tronc d'un arbre mort et s'enveloppa dans son manteau.

"Sabrina."

"As-tu la moindre idée de l'heure qu'il est ? Crois-tu que les magiciennes ne dorment pas ?"

"J'ai trouvé les vampires."

Un soupir.

"Le contrat est rempli ?"

"Pas encore. Mais j'ai entendu leur conversation. Je sais qui ils suivent."

"Sorensen, mon chou… si j'avais eu besoin d'un pisteur, j'en aurais engagé un. Il me semble que tu es un sorceleur, non ?"

"Un sorceleur, pas un idiot. Celui aux cheveux gris, Régis… Je pensais que le tuer serait miséricordieux, mais il n'est pas mourant. À la Iaruga, il a hypnotisé un groupe de soldats."

"Tu veux encore négocier ?"

"Je veux de l'aide."

Un petit rire.

"Tu as de la chance que je me sois préparée."

Il y eut un éclair, puis un portail s'ouvrit non loin. De l'énergie s'écoula du tourbillon de chaos pour prendre la forme d'une arme. Ses contours devinrent de plus en plus nets, puis elle s'emplit de chaleur et se solidifia. Une dague décorée tomba dans la neige.

Sorensen la ramassa, fit courir son doigt le long des runes.

"Que veux-tu que j'en fasse ? Que j'aiguise des pieux ?"

"Elle est enchantée. Elle s'active au contact de la chair des vampires. Je n'ai pas pu reproduire complètement le sort, mais la magie que j'ai insufflée à la dague devrait suffire."

"Tu es sûre que ça marchera ?"

"Non. Vilgefortz, le créateur du sort, était diablement intelligent. Recréer la formule était un défi coûteux. Le processus d'enchantement de la lame m'a pris une semaine à lui seul. Fais-en bon usage. Elle ne résistera qu'à une seule utilisation."

"Je te rappelle qu'ils sont deux."

"Oui, oui. Mais toi, mon cher…"

Sorensen soupira. Il sauta du tronc et glissa la dague sous sa ceinture.

"Mais moi, je suis un sorceleur."

"Et tu trouveras une solution." Elle fit une pause. "N'ai-je pas raison ?"

Sorensen se mit en selle. Il observa les traces du traîneau traversant la clairière vers l'ouest.

"Ai-je un autre choix ?"
CHAPITRE 10
La porte, suspendue de manière précaire par une seule charnière, rebondit sur le mur quand Osyan sortit en trombe de la scierie, en soufflant et en respirant bruyamment.

"Rien. Rien ! Pas même une vieille pièce rouillée !"

"Tu as trouvé les briques descellées dont il parlait ?"

"Tu as vu la cave ? La moitié des briques sont descellées ! J'ai démonté presque tout le mur et il n'y avait aucune cachette. La terre s'effondre à l'intérieur, bordel. On n'est pas au bon endroit, je te le dis."

Erskine observa la clairière : une fosse commune exhumée, des cadavres gelés dispersés, leurs corps dévorés par des animaux sauvages. Des manteaux noirs du Nilfgaard ornés du blason au scorpion.

"Il n'y a pas d'erreur. Ce sont les cadavres des lanciers de la septième brigade daerlandaise. Comme le sergent nous l'a dit."

"Il doit avoir les idées un peu embrouillées alors. Réveille-le."

Un rire saccadé leur parvint du traîneau. Le sergent était déjà réveillé et écoutait leur conversation. Il éclata de rire, savourant cet instant.

"Pourquoi tu ris ?" gronda Osyan en tentant de frapper le vieil homme. Erskine lui saisit le poignet.

"Calme-toi, d'accord ? Il dit quelque chose."

Erskine approcha l'oreille de la bouche du sergent et écouta ses murmures rauques : "Vous êtes déjà morts, pauvres idiots."

En souriant, le sergent sortit une main des fourrures et pointa un doigt tremblant vers Dillingen. Un soleil bas, caché derrière une forêt de frênes chauves, lançait de longues ombres sinistres sur la zone. Les deux déserteurs scrutèrent le paysage dans la direction indiquée par le vieil homme.

Soudain, Erskine s'accroupit pour examiner le corps le plus proche. Les plaques de l'armure, striées de coups de griffes, révélaient la chair gelée déchiquetée en dessous. Les os avaient été cassés et broyés par des mâchoires bien plus puissantes que celles d'un loup.

Le Temerien, devenu aussi pâle qu'un mort, se releva d'un bond et se tourna vers son compagnon.

"Des charognards."

Le gloussement malveillant du sergent résonna à leurs oreilles tandis que des yeux terribles brillaient frénétiquement au milieu des arbres dans la nuit tombante.

*

Le sorceleur suivait les traces du traîneau. Le crépuscule était tombé quand la forêt s'ouvrit sur une clairière où une cabane de bûcheron abandonnée se dressait à côté de tas d'arbres abattus. Puis un cri affamé couvrit le doux bruit de la rivière. Suivi de hurlements furieux. Le cheval souffla, agita la tête et refusa d'aller plus loin. Il devait le laisser là, continuer à pied.

Sorensen se glissa derrière les arbres et avança dans la trouée. La pleine lune dansait sur les eaux argentées de la Iaruga, sur la neige argentée et sur l'épée en argent du sorceleur. Une bande de goules tournait autour de la scierie, tentant d'atteindre les gens barricadés à l'intérieur. Un traîneau était abandonné près de la roue à aubes. Une des maudites créatures dévorait le pauvre type allongé dessus. Les bruits horribles de mastication et de craquement de la chair arrachée et des os broyés emplissaient l'air.

Un carreau d'arbalète arracha le monstre au traîneau et le cloua sur un arbre.

Sorensen retira une petite bombe du crochet à sa ceinture, alluma la mèche avec le signe d'Igni et se mit au travail.

*

En toute franchise, le sorceleur était aussi terrifiant que les charognards.

Ses yeux reptiliens. Ses veines gonflées et noires saillant sur son cou et ses tempes. Ses vêtements trempés du sang nauséabond des monstres.

"Vous avez de la gnôle ?"

D'une certaine façon, cela rendit l'homme tout de suite plus sympathique. Osyan luit tendit une flasque.

"Vos amis arrivent. Ils nous auront bientôt rejoints."

Les déserteurs échangèrent un regard. Erskine plaça instinctivement la main sur la poignée de sa lame. Toutefois, il ne croyait guère en ses chances.

"Qu'est-ce qui vous fait croire que nous voyageons en plus grande compagnie ? Vous suivez notre piste ?"

"Seulement celle des deux hommes qui vous ont rejoints en chemin."

"Vous avez des comptes à régler avec eux ?"

"En quelque sorte. On m'a payé pour les retrouver. Je suis sorceleur, au cas où vous ne l'auriez pas deviné."

"Et eux, ce sont quoi, des noyeurs ?"

"Des vampires."

Erskine en resta coi un instant.

"Ils avaient l'air tout à fait normaux", finit-il par lâcher d'une voix étranglée.

"Ça me surprend aussi", dit le sorceleur en haussant les épaules. "Ils n'en sont pas moins mortels."

Osyan, dévoré par sa déception, frappa du pied dans un tas d'outils rouillés, comme s'ils étaient personnellement responsables de son échec. Les outils répondirent en résonnant tristement dans leur chute.

"Le vieil homme nous a trompés. Il nous a conduits ici pour qu'on trouve plutôt la mort. Tout ce chemin pour ne pas même obtenir un orin."

Le sorceleur plongea la main dans sa bourse. Il fit rouler la pièce entre les doigts de sa main ensanglantée. Un sphinx sur l'avers. Un chariot sur le revers. L'or ancien capta le reflet du clair de lune. Les déserteurs regardèrent la pièce bouchée bée, comme hypnotisés.

"J'ignore ce que vous veniez faire ici. Mais je pense avoir mieux à vous proposer. J'ai besoin de partenaires."

"Vous payez…" Osyan déglutit "… en or ?"

"Pas moi", répondit le sorceleur avec un sourire malicieux. "Les vampires. Ils en ont plus. Et vous… Vous pouvez m'aider à leur tendre un piège."
CHAPITRE 11
Le champ de bataille était silencieux. La pleine lune scintillait sur les stalactites accrochées à la scierie et les armures rouillées des soldats morts.

Ils découvrirent le traîneau près de la roue à aubes.

Régis enjamba les restes sanglants de la jument. Il écarta les fourrures sous lesquelles était étendu le sergent.

Deux trous noirs occupaient la place de ses yeux. Ses joues étaient lacérées. Sa bouche s'était figée, convulsée en un cri.

Néris se plia en deux et vomit.

Derrière eux, dans un taillis entouré d'ombres, le clic d'un carreau résonna.

Un éclair fendit les ténèbres. Le projectile brisa le bras de Régis, le clouant au traîneau. La blessure se mit à crépiter et fumer, une odeur de chair brûlée emplit l'air.

"Là-bas !" cria Néris. Elle tira son épée de son fourreau et s'élança vers les arbres.

Dettlaff savait déjà à qui ils avaient affaire. Il se souvenait parfaitement du bruit, des runes luisantes sur l'argent.

Il se transforma en un instant, fit battre ses ailes parcheminées et s'envola vers la forêt. Il dépassa Néris et plongea dans le taillis, prêt à affronter le sorceleur.

*

Le monstre avait mordu à l'appât.

Sorensen le regarda s'élever dans le ciel, déployer ses ailes, puis disparaître dans les arbres. La condottiere courait derrière la bête, son épée au clair.

Le sorceleur se félicita de cette décision ; il ne voulait pas avoir à la tuer.

Il absorba sa potion, poussa un profond soupir et bondit de derrière un tas de planches. En deux enjambées, il fut près du vampire encore cloué au traîneau. <i>Un coup rapide pour décapiter le suceur de sang.</i>

Il porta un coup qui fit siffler sa lame en argent.

Un battement de cœur trop tard.

Le vampire se libéra au dernier moment et dévia l'attaque avec ses griffes. Toutefois, le sorceleur ne lui laissa aucun répit. Il feignit un coup de fendant, brisa le rythme de ses pas, puis se fendit et toucha le ventre de la bête d'un coup d'estoc.

Le monstre recula, puis bondit ; ses griffes luisantes ne manquèrent la tête de Sorensen que d'un pouce. Le sorceleur se laissa tomber à genou et porta un coup de taille bas. Il toucha sa cible, cette fois, l'attaque entaillant le bas de la jambe de la bête. Sans hésiter, il enchaîna avec un coup dirigé vers le cou. Le vampire se protégea de la main. La lame lui trancha les doigts, ralentit et siffla en frôlant la mâchoire de la bête.

Le monstre bondit sur le sorceleur, refermant ses griffes autour de sa gorge. Sorensen grogna, arracha une bombe à sa ceinture et la laissa tomber à leurs pieds. Une explosion retentit, suivie d'un sifflement aigu. Une brume épaisse enveloppa la zone, réduisant le champ de vision aux environs immédiats. Le sorceleur abattit son épée, entaillant la poitrine de la bête, puis la propulsa en arrière avec le signe d'Aard. Le vampire percuta le traîneau et roula dans les ténèbres avec le cadavre du sergent.

Sorensen inspira avidement, en se frottant le cou. Un sourire s'étira sur ses lèvres. Le monstre saignait abondamment ; les plaies infligées par l'argent de l'École de la Manticore allaient s'embraser d'un moment à l'autre et l'affaiblir davantage.

Il saisit la poignée de son épée à deux mains et se força à respirer plus calmement.

"Il est temps d'en finir", dit-il.

*

Dettlaff voyait rougeoyer des formes humaines. Un arbalétrier et... quelqu'un d'autre, tapi dans les ombres. Leur sang avait une odeur familière. C'étaient les deux imbéciles avec qui il avait voyagé récemment. Il ne percevait pas la présence du sorceleur. <i>Étrange.</i>

La corde claqua, mais le carreau manqua sa cible, frappé en plein vol par un coup de griffes dédaigneux. Dettlaff plongea encore, plus vite, et heurta le tireur avec une aile, le faisant tomber des branches. L'homme lâcha son arme en tombant de son perchoir et atterrit lourdement dans la neige plus bas.

Dettlaff décrivit un arc serré dans les airs, se posa et reprit sa forme humaine. L'autre homme devait penser ne pas avoir été repéré, car il bondit de sa cachette derrière un arbre, en dirigeant sa dague vers le cou du vampire. Avec une vitesse inconcevable, Dettlaff saisit le poignet de l'assaillant avant qu'il n'ait porté son coup. Son regard s'arrêta sur la lame, gravée de runes lançant un sinistre éclat bleuté. Cela ne l'intrigua qu'un instant. Reportant son attention sur l'homme, il broya les os pris dans sa poigne. L'assaillant hurla tandis que l'arme glissait entre ses doigts inertes. Dettlaff le repoussa dans la neige.

Il lança un regard furieux aux deux hommes recroquevillés, impuissants et terrifiés. Ils l'observaient comme deux criminels condamnés attendant leur sentence. Leur cœur battait à tout rompre dans leur poitrine. Leurs poumons se gonflaient de goulées d'air nerveuses. Leurs expirations formaient des volutes dans l'air glacial. Tant de peur, de tremblements, de lutte, de tromperie : dans quel but ? À quoi bon ?

"Pourquoi ?" demanda-t-il. Son propre souffle était froid. Invisible.

Avant qu'ils n'aient pu contrôler leur gorge nouée et leurs claquements de dents, Néris surgit du côté de la scierie.

"Ce sont des monstres", s'exclama Osyan, en serrant son bras cassé. "Tu es restée avec eux, alors que ce sont des <i>monstres</i> !"

Néris ne s'abaissa pas à lui répondre. Captant son regard avide vers la dague au sol, elle ramassa l'arme et se tourna vers Dettlaff.

"Ils ont tué le sergent. Achevez-les ou laissez-moi m'en charger."

Le vampire lui fit signe d'attendre.

"Je ne comprends pas. Pourquoi ?" répéta-t-il. "Le commandant vous a conduits ici. Ne pouviez-vous pas vous contenter de prendre l'argent et de partir ? Pourquoi retourner vos armes contre nous ?"

"Il n'y a pas d'argent !" cria Osyan. "Ce vieux salaud nous a attirés sur un champ de bataille hanté par des charognards ! Il a emporté ses secrets dans la tombe, voilà ce qu'il a fait, ce bâtard !"

"Mais eux", intervint Erskine, en montrant Dettlaff, "ils transportent un véritable trésor royal ! De l'or provenant de vieilles tombes. Ils s'en sont servis pour payer le cheval qu'on a emmené. Le sorceleur... il nous l'a montré."

Le métal brilla. Néris attrapa la pièce que le Temerien fit voler dans sa direction et l'examina attentivement. Elle devait valoir une fortune.

"Ils en ont d'autres. Plus que tu ne pourrais en dépenser. On cherchait la cache du sergent, alors que pendant tout ce temps..."

Dettlaff était déçu. Régis l'avait presque convaincu que ces créatures valaient mieux que ça. Que les humains n'étaient pas simplement des idiots perfides, dévorés par la cupidité et obnubilés par de bas instincts. Qu'ils n'étaient pas aussi vils et mauvais qu'on pouvait le croire de prime abord. Son ami se trompait, toutefois. Ils étaient irrécupérables. La cachette du sergent n'existait pas et il n'y avait pas plus de trésor à trouver parmi les humains. Le coffre était ouvert et il était vide ; il en serait toujours ainsi.

Dettlaff releva d'une main un Osyan qui se débattait. Il pencha la tête, sortit ses crocs et laissa l'odeur du sang envahir ses narines. L'euphorie s'empara de tout son corps.

Puis une douleur soudaine se fit sentir.

Vive comme un serpent, Néris avait planté la dague jusqu'à la garde dans le bras de Dettlaff. Le vampire relâcha Osyan et bondit en arrière en sifflant, ses crocs bien visibles. Des flammes bleues s'élevaient de l'endroit où s'était enfoncée la dague. Lentement, le feu dévorait son membre, lui léchant le cou. Il tendit la main vers l'arme pour tenter de se libérer du sort malveillant. Alors Erskine s'empara de l'arbalète dans la neige, visa et décocha un trait. Le carreau en argent siffla dans l'air et cloua le bras libre du vampire au tronc d'un arbre.

Un bras cloué à un arbre, l'autre dévoré par des flammes enchantées, Dettlaff fit appel au pouvoir du sang pour se transformer. Toutefois, l'argent du sorceleur empêcha la métamorphose.

Il poussa un hurlement glaçant auquel la nuit répondit par un aboiement lointain.

"Je veux que ma part soit doublée", déclara Néris, en aidant Osyan à se relever.
CHAPITRE 12
Il tenta de se mettre debout, mais sa jambe cassée refusa de lui obéir. Du sang coulait d'une entaille sur sa poitrine. Sa main privée de doigts l'élançait sans cesse.

Régis regarda avec envie le sergent à ses côtés. Lui au moins ne ressentait plus rien.

Le sorceleur se rapprochait. La lune dansait sur une lame en argent.

Il n'y avait qu'une solution.

<i>Je suis désolé.</i>

Il rampa jusqu'au cadavre et y planta ses crocs.

Un arrière-goût métallique lui picota la langue. L'euphorie déferla par vagues, pulsant en lui. Les plaies se refermèrent et la douleur reflua pour ne devenir qu'une sensation lointaine.

Le sorceleur surgit de derrière le traîneau brisé et poussa un juron. Régis se releva. Il inspira profondément. Ses yeux devinrent rouges.

Il poussa un rugissement d'animal sauvage. Son visage s'allongea en un masque menaçant, de longues griffes sortirent des doigts de sa main intacte.

Le reste devint flou. Il regarda les événements se dérouler derrière un voile, comme un intrus dans son propre corps, portant la chair d'une bête primitive.

Et la bête avait envie de sang.

Le sorceleur replia ses doigts pour former un signe, mais le monstre l'esquiva facilement cette fois, laissant la vague d'énergie projeter la neige à la place. Il tendit alors la main vers une autre bombe, mais trop lentement. Bien trop lentement. Le vampire lui asséna un coup furieux, ses griffes transpercèrent facilement son corps. Ses doigts devinrent mous et la lame en argent tomba dans la neige éclaboussée de sang.

La bête sortit ses crocs.

L'artère palpitait, le cœur battait, pompant le sang. Il était temps de céder à sa nature. De faire exactement ce pour quoi il était conçu.

<i>Je ne le veux pas.</i>

Régis s'immobilisa. Les traits de son visage s'adoucirent, ses griffes se rétractèrent en sifflant. Il relâcha le sorceleur, qui s'effondra dans la neige.

Il écouta le calme qui précède l'aube. Bientôt, les battements de cœur devinrent moins perceptibles, puis disparurent entièrement. Il se pencha sur le chasseur et plongea son regard dans le sien.

"Je ne suis pas un monstre", dit-il.

Il se retourna et s'éloigna dans les arbres, laissant le sorceleur seul.

*

La flamme bleue calcina la main et l'avant-bras de Dettlaff, lécha son épaule et son cou.

"Le sorceleur a dit que ça l'achèverait. Que ça le brûlerait jusqu'aux os."

"Il nous bernera pas comme ce vieux con de sergent ! Où est l'or, bâtard ?" demanda Osyan d'une voix traînante.

Le vampire agita les doigts engourdis de sa main épargnée. Le carreau qui lui écrasait le bras ne lui laissait pas une grande liberté. Il écarta son manteau, détacha la bourse de sa ceinture et la jeta par terre.

Bien que blessé, Osyan atteignit la bourse le premier. Alors se fit entendre le craquement d'un carreau qu'on chargeait.

"Lâche ça, bâtard", gronda Erskine. "On est venus pour le butin et t'es pas un soldat, juste un animal égaré."

"Je vous ai aidés !"

"Foutaises. C'est Néris qui l'a poignardé."

"C'est pour ça que je veux une plus grosse part", releva-t-elle.

"Compte là-dessus." Erskine lança un regard en coin à Néris. "Il y a une minute, tu étais associée à ces suceurs de sang. Reste où tu es, Osyan, ou je te plante un carreau."

"On... on est deux... tu... tu ne peux pas... recharger..."

"Règle-lui son compte, Erskine, et fichons le camp d'ici. Avant que le sorceleur ait terminé et vienne réclamer sa part."

Erskine grogna. "Tu es un vrai serpent."

"Il est plus facile de diviser une somme en deux qu'en trois."

"T'as envie qu'un sorceleur te pourchasse ?"

"On saura s'en débarrasser à nous deux."

"Tu plaisantes ? Pas question de dormir près de toi."

Osyan profita de la dispute entre ses compagnons pour s'enfuir entre les arbres, mais ils eurent tôt fait de le rattraper. Néris lui fit un croc-en-jambe. Il roula sur le sol gelé et tomba dans une ravine. La dispute reprit alors de plus belle.

Bientôt, des yeux brillèrent entre les arbres. Elles étaient venues en grand nombre en réponse à l'appel de Dettlaff. Elles encerclèrent le frêne en silence, à un jet de pierre des déserteurs qui ne se doutaient de rien. De la salive chaude coulait de leur gueule dans la neige tandis qu'elles attendaient les ordres.

L'une d'elles arracha le carreau avec ses dents, libérant Dettlaff de l'arbre. Il étira les doigts raidis de sa main libérée. Avec un craquement répugnant, il arracha le reste de son bras consumé par le feu magique et jeta par terre le membre transpercé d'une dague, le laissant crépiter dans la neige.

Il leva la main et les créatures de la nuit frémirent d'anticipation. Le sergent connaissait apparemment bien ces gens, il savait ce qu'ils méritaient. Dettlaff décida donc d'honorer sa mémoire.

Il lâcha les charognards.

*

La neige tombait à l'aube.

Dettlaff s'assit seul près du vieux frêne. Régis approcha, s'agenouilla à côté de lui. En silence, ils regardèrent les trois corps disparaître sous une couverture blanche. Des pièces d'or éparpillées entre eux.

"Ces deux-là... Ils méritaient d'être punis", déclara Régis. "Mais pas de la sorte."

"Ils le méritaient tous. Tous les trois. Ils l'ont cherché. Leur nature les a condamnés."

"Te voilà donc devenu un expert de la nature humaine."

"Un expert ? Non, mais j'ai découvert la vérité à leur sujet."

Dettlaff remarqua la main blessée de Régis.

"Le sorceleur ?"

"Je l'ai laissé partir."

"Tu es fou."

"Non. Seulement, je ne suis pas celui que tu pensais."

Le soleil pointa entre les arbres. Un vent glacé souffla la neige des branches nues. Régis se leva et ajusta son sac.

"Je pars."

Dettlaff regarda les yeux vitreux de Néris. Il se baissa et pris une pièce entre ses doigts.

"Pars", dit-il. "Va vivre parmi les humains. Parmi les tiens. J'espère que tu n'y trouveras pas la mort."

"Et toi ? Que comptes-tu faire ?"

Dettlaff glissa l'or dans la bourse.

"Je ne le sais pas encore, mais je sais par où commencer."

*

Flac, flac, flac. Plouf.

"Sabrina."

Il choisit un autre caillou. Plat. Lisse. Parfait. La surface calme de la Iaruga scintillait sous le soleil.

Flac, flac, flac, flac. Plouf.

"C'est fait ?" Sa voix provenait du xénovox.

"D'une certaine façon. Je renonce à la mission."

Un silence tomba, pareil à celui qui précède une terrible tempête.

"Comment ça, tu 'renonces' ?" Il y avait plus de venin dans sa question que dans la piqûre d'un scorpion.

"Tu m'as entendu." Sorensen fit tourner un caillou entre ses doigts, le soupesa dans sa paume, le fit ricocher sur l'eau. Flac, flac, plouf.

"Tu as peur, c'est ça ? La vérité éclate au grand jour. Espèce de lâche. Ordure. Minable. Misérable tas de merde..."

Cette litanie n'en finit pas. Sabrina jurait comme un charretier et avait une imagination étonnamment riche et dépravée. Les cris à l'autre bout faisaient vibrer le xénovox.

Sorensen écouta un moment, en fixant l'eau. Au bout d'un moment, il fut lassé par ces imprécations. Il ramassa la boîte magique et la soupesa dans la paume de sa main.

Plouf.

*

Une bûche se cassa dans l'âtre, une agréable chaleur se répandait dans la pièce.

Aine s'assit sur les fourrures, sortit son archet. Le violon sonnait faux. Elle tourna la cheville pour accorder l'instrument, mais avant qu'elle n'ait le temps de jouer, quelqu'un ouvrit la porte.

Elle le reconnut immédiatement.

"Où est ton père ?"

"À Kagen. Et vos... compagnons ?"

"Je suis seul."

"Entrez, monseigneur. Mettez-vous au chaud."

Le nouveau venu s'assit à la table. Il regarda les flammes, pensif.

"Ludka vous a bien aidés ?"

"Elle est arrivée au bout de son voyage."

Aine posa l'instrument, remua les bûches. L'étranger porta la main à sa ceinture.

"L'or que vous avez reçu... Il avait plus de valeur que vous ne le pensez."

"On ne l'a plus."

"Je sais."

Le nouveau venu dénoua la bourse et posa deux pièces sur la table. Aine soupira.

"Non... pas la peine. Vous nous avez offert une juste somme pour Ludka. Ce n'est pas votre faute si on a perdu l'or par ma bêtise."

L'étranger garda le silence un long moment.

"Alors disons que c'est aussi un juste paiement."

"Pour quoi ?"

"Pour la leçon que tu m'as donnée à l'instant."

Il se leva et partit. Aine fixa les pièces brillantes. Au bout d'un moment, elle attrapa son manteau en peau de mouton et sortit en courant dans la nuit.

Les traces dans la neige disparaissaient au bout de quelques pas. L'étranger était introuvable.

Il n'y avait que le vent glacial sifflant entre les arbres solitaires. C'était l'avant-goût d'un long hiver.
 
Top Bottom